5

– Ah ! (Aleytys toucha la paume du bout de ses doigts.) Je vois approcher une période de changements. Une période où tu seras prête à affronter un choix.

La jeune fille bondit d’excitation.

– Makaoi. Le vois-tu ? Demandera-t-il à mon père… ?

Aleytys lui glissa un regard en réprimant un sourire.

– Il se peut. Mais la balance est en équilibre sur ce point. Vois cette ligne. Elle bifurque à droite et à gauche. Un changement se produira bientôt dans ta vie, un point où tu balanceras entre la joie et le chagrin. Et voici la promesse de tes fils. (Les doigts d’Aleytys dansèrent encore sur la chair rebondie.) Et autre chose.

La jeune fille inspira bruyamment.

– Ay, gikena, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ?

– Tu vois cette petite ligne, ici. Un chagrin arrive. Un certain temps de malheur. Mais tout passe et les choses s’arrangeront ensuite. (Elle referma gravement la petite main.) C’est tout.

Elle posa ses mains sur les genoux et abaissa les yeux en guise de congé.

Après avoir salué si bas que sa tête toucha presque ses genoux, la jeune fille bondit sur ses pieds et s’en fut en courant, fixant sa main avec attention.

Aleytys jeta un bref regard aux gens patiemment assis en tailleur avec la placidité de ceux dont la vie est réglée par les saisons et non le tic-tac excité des horloges. Elle poussa un soupir.

– Leyilli ?

– Si’a gikena ?

Maissa, pleine de sollicitude, se pencha vers elle, son visage ovale arborant un masque de courtoisie.

– Je suis lasse de ces bêtises.

Maissa se pencha plus bas et son haleine caressa les cheveux d’Aleytys.

– Ne fais pas l’idiote ! Ne change pas ton emploi du temps, aujourd’hui.

Aleytys serra les poings puis se détendit. Elle rabattit les mains à plat sur ses cuisses, se leva et se dirigea vers sa caravane. La gorge paralysée de colère, Maissa ramassa le morceau de cuir et suivit Aleytys.

Stavver était allongé sur sa couchette, profondément endormi, le corps décontracté comme celui d’un chat. De son côté, Sharl reposait paisiblement. Aleytys toucha les boucles sur la nuque de son enfant puis considéra l’autre dormeur avec affection. Ses cheveux noirs troublaient un peu l’image qu’elle conservait de lui. Elle posa légèrement les doigts sur sa tête puis lui caressa tendrement les cheveux derrière l’oreille, se demandant ce que cela serait de rester avec lui, d’oublier…

Maissa écarta brutalement le rideau et jeta le cuir sur le plancher. Aleytys se tourna vers elle, surprise.

– Qu’est-ce que tu crois faire ? Tu vas tout gâcher. Retourne là-bas !

Stavver s’agita mais ne se réveilla pas. Aleytys s’installa contre lui sur la couchette.

– Si tu le réveilles, ça ne lui plaira pas.

Les petites mains de Maissa se transformèrent en griffes.

– Ignorante merde rampante ! Tu ne comprends donc rien ? Comment peux-tu modifier ton emploi du temps un tel jour ? Tu veux vraiment tout gâcher et que ces putains de serpents repèrent une anomalie et nous embarquent ?

– Peuh !

Maissa resta bouche bée d’incrédulité.

– Absurde, gloussa Aleytys. Détends-toi. L’emploi du temps ? Ces gens savent que je suis gikena et que j’emploie mon temps à ma guise. Détends-toi, Maissa, avant que tes cris ne nous trahissent.

Maissa la foudroya du regard, pivota et sortit d’un air raide. Aleytys glissa de la couchette et alla tirer le rideau. Quand les anneaux claquèrent le long de la tringle, Stavver changea de position mais ne se réveilla pas. Elle soupira et alla caresser les cheveux de Sharl, qui murmura dans son sommeil puis reprit sa paisible respiration.

– Vous êtes une compagnie très stimulante, mes chéris.

Elle s’étira sur le matelas et fixa le plafond peint, les mains entrelacées derrière la tête. Elle procéda aux mouvements mentaux devant lui permettre de détendre son corps et son esprit et sombra dans une demi-transe qui lui permit de contacter les vrilles du diadème. L’incertaine présence prit conscience d’elle.

– Je te salue, cavalier de mon esprit.

Ses paroles flottèrent sur la surface tranquille de son esprit, semblable à un lointain lac noir. Miroitant dans l’eau, l’image fantomatique d’yeux d’ambre s’ouvrit, se referma puis se rouvrit et disparut enfin. La déconvenue s’insinua en elle. La surface de l’onde noire se fracassa. La tension durcit les muscles de son cou. Elle calma son pouls et fit se reformer l’étang ténébreux.

– Ne fais pas ça, j’ai besoin de toi.

Mais ses paroles glissèrent sur l’eau. Un éclair d’ambre, puis le calme.

– J’ai besoin de toi. (Il lui sembla qu’apparaissait la vague perception d’un sentiment de curiosité.) Stavver va ce soir au-devant du danger. J’ai l’impression que sans moi il y a belle lurette qu’il se serait tiré de cette situation. Je veux l’accompagner mais seulement si je peux lui être utile. Ce truc que tu fais quand tu arrêtes le monde… si nous avons des ennuis, pourrais-tu le faire pour nous deux ?

Elle attendit. Elle écouta un long moment et l’éclat d’ambre surgit brièvement, lointain assentiment, tel un oui chuchoté face à un orage.

– Madar te bénisse, Cavalier. Et j’ai pensé à autre chose. (Elle laissa à ses paroles le temps de descendre. L’impression de curiosité papillonna encore aux frontières de son esprit.) Oui. Je sais si peu de chose à ton sujet. Pourrais-tu nous avertir si l’un des Karkiskya survenait ? Ou si nous allions au-devant d’une difficulté ?

Elle hésita et sortit en partie de sa transe pour exprimer sa demande en vue d’obtenir une sorte de réponse qui soit compréhensible à partir des impressions qui seules lui permettaient de communiquer avec la mystérieuse entité.

– Pourrais-tu m’avertir… d’une manière ou d’une autre… si quelqu’un arrivait ?

Elle compta jusqu’à cent, deux cents, trois cents, apaisant son cœur au maximum… et une peur soudaine lui secoua le corps : elle se retrouva droite à côté de son lit, tremblante et désorientée.

– Ahai, Madar ! haleta-t-elle.

Sharl était en train de jouer tranquillement avec ses orteils, fasciné par les sensations de sa propre personne. Quant à Stavver, il était mollement endormi, la discipline de son art suffisamment puissante pour surmonter tout ce qui pouvait le déranger. Il avait besoin d’un repos total avant l’effort intense au cours duquel ses sens seraient tendus à leur extrême limite. Elle soupira et se rallongea sur le matelas. Quand son corps se fut suffisamment détendu, elle murmura dans le silence de sa tête :

– Voilà qui est tirer les ficelles, Cavalier. Je suppose donc que tu arriveras à m’avertir si un inopportun insomniaque vient à nous tomber dessus.

Sentiment d’amusement et d’acquiescement.

– Bien. Et… hum… un petit pincement suffira, s’il te plaît. Je risquerais de me cogner la tête dans les petits couloirs de ces lieux.

Un bref éclair d’humour la chatouilla telles des pattes d’insecte courant sur son cerveau.

– Très bien. Je m’en tiens là. Mais c’est amusant, je trouve plus aisé de converser avec toi, maintenant, Cavalier. Peut-être qu’avec un peu de temps et de pratique… Enfin, ce sera pour plus tard…

Elle se releva et dut s’appuyer contre la paroi tant sa migraine était intense. Elle créa un mandala dans son esprit afin de la chasser.

Elle passa l’heure suivante en méditation, plongeant de plus en plus dans les grands cercles, ainsi que le lui avait appris Vajd. Le confort et la sérénité remplacèrent son incertitude.

Une main lui toucha l’épaule. Elle leva les yeux en déplaçant la tête avec répugnance : le visage inquiet de Stavver l’observait. Elle sourit, mais la commissure de ses lèvres retomba… parce qu’elle avait oublié de la relever. Dans ses oreilles, la voix de Stavver lui parut rauque. Lointaine. Comme s’il parlait à travers des boules de coton.

– Réveille-toi, Leyta. C’est l’heure de manger.

Aleytys se balança de gauche à droite pour s’arracher à son immobilité.

– Je crois que je suis allée trop profondément.

Il hocha la tête.

– Cela me dépasse. (Il s’étira et bâilla.) Prépare-moi un peu de thé, veux-tu ? Il faut que je me débarrasse de cette brume.

– Oui, maître ; certainement, maître, tout ce que mon maître voudra. (Son sourire disparut.) Miks. (Il était à la porte, la main sur le rideau.) Attends une minute.

Il s’appuya contre la paroi arrière et lui sourit paresseusement.

– Qu’y a-t-il ?

– Assieds-toi. S’il te plaît. (Elle attendit qu’il se fût laissé tomber sur la couchette, le visage tordu par une espèce d’expression amusée et renfrognée à la fois.) Je t’accompagne cette nuit.

– Non.

– Miks, je ne m’y risquerais pas si je ne savais pouvoir t’être utile. Ecoute-moi jusqu’au bout. Je suis arrivée à correspondre plus ou moins avec le diadème. Tu es le plus habile des voleurs, mais tu risques cependant de te trouver dans une position embarrassante. Des gardes patrouillent peut-être dans les couloirs. J’ignore si tu possèdes des instruments qui te permettent de les repérer, mais devrais-tu refuser cette chance supplémentaire ? Tu m’as toujours dit d’en apprendre le maximum, même si la connaissance en question peut paraître inutile. N’est-ce pas le même genre de chose ?

Elle laissa retomber ses mains sur ses genoux et attendit sa réaction.

Stavver fronçait les sourcils, les yeux braqués sur un objet placé derrière Aleytys. Au bout d’une minute, il cligna les yeux.

– Tu éprouves fortement le besoin de m’accompagner ?

– Oui.

Il se redressa et se frotta le bout du nez.

– Tu n’as jamais manifesté de signe de clairvoyance, auparavant.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

– Peu importe (Il se leva et la regarda droit dans les yeux.) T’arrive-t-il de te découvrir de nouveaux talents ?

– Je ne sais pas. (Elle se passa les mains dans les cheveux, puis les tendit vers lui pour lui saisir les bras.) Quelle importance ? Je n’y ai pas réfléchi. Est-ce que je t’accompagne, Miks ?

– Oui. Mais bouche cousue et pas un geste sans mon ordre.

– Je ne gâcherai pas ton travail, Miks.

Il lui ébouriffa les cheveux avec un large sourire affectueux.

– Bien. Maintenant, femme, rappelle-toi ta promesse. Prépare un bon thé à ton maître.

Elle baissa la tête au point que ses cheveux lui chatouillèrent les genoux.

– Oui, sage et honoré maître, empli de… hum… magnificence échappant à toute description.

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